mardi 24 janvier 2012

Le bon docteur Ferron 2 - Noms de pays : le pays


Dans mon précédent billet, j'ai résumé les grandes lignes de la relation ambiguë, pour ne pas dire conflictuelle, entre Ferron et l'Acadie. Je me propose ici de parler plus précisément de la réception qu'il fit de l'oeuvre romanesque de l'historien acadien de Cap-Pelé, Régis Brun. Plusieurs thèmes vraiment intéressants sont soulevés par Ferron, et si son Acadie est slightly imaginaire (mais à quoi bon accuser un écrivain d'user de son imagination et de sa sensibilité, plutôt que d'un atlas et d'un dictionnaire, pour comprendre un pays, surtout un pays imaginaire comme l'est l'Acadie?), son affection pour le romancier Régis Brun est évident. Dans l'article Régis Brun ou le grand jeu, paru en 1975, le bon docteur Ferron nous plonge d'emblée dans la structure symbolique du roman : «Sur lés Borgitte, on trouve au début de tout la Grand-Borgitte. Partout on suit une maîtresse femme. C'est la grande Cétanne des Micmacs. C'est la Société de l'Assomption. Et puis survient la Sagouine. Maintenant c'est la Mariecomo.» (p. 194) Laissons à d'autres le soin de faire une analyse féministe de la chose (même si le sujet est vraiment intéressant). Tout de suite, il marque des éléments d'analogie, de comparaisons : l'influence des Micmacs, la puissance économique naissante des Acadiens grâce à la mutuelle l'Assomption, la formidable personnalité de Mme Maillet et de son personnage emblématique... Tout ça se tient. C'est le génie de Ferron d'avoir su lire entre les lignes de l'Histoire officielle pour dépister les véritables thèmes culturels de la Nouvelle Acadie.


D'ailleurs, dans un autre article, intitulé L'empremier de l'Acadie nouvelle, Ferron règle son compte à l'historiographie (québécoise autant qu'acadienne) en stipulant avec poésie et véhémence : «L'Ancienne [Acadie] est une sorte d'Atlantide qui, les aboiteaux rompus, a été submergée, trop profondément engloutie dans la mémoire acadienne pour qu'on l'y retrouve. C'est comme un souvenir mort. On l'évoque tout au plus. Quelques mots suffisent : Grand-Pré, Évangéline, des mots de départ et d'exil qui tombent à pic et ne font pas vraiment partie du discours acadien, car à cette Acadie-là on ne revient jamais. Les exilés de 1755 se sont regroupés ailleurs, fournissant au Québec un contingent considérable [...]» (p. 211) Reconnaissant que les déportés de 1755 se sont installés ailleurs, en particulier dans les Maritimes désormais britanniques, mais aussi au Québec (où on compte entre 500 000 et 1 million de descendants acadiens), Ferron souligne que les communautés nouvelles, irrémédiablement coupées de leurs modes de vie ancestraux, ont préservé ce souvenir douloureux tout en se bâtissant un nouvel horizon temporel : l'empremier. Cette notion est fondamentale pour comprendre comment les Acadies nouvelles ont réorganisé leur discours, leurs pratiques et leur conception du monde. Conception biblique, en phase avec leur atavisme religieux, d'une sortie (violente) du Jardin d'Éden, à jamais perdu, anhistorique, préhistorique, et d'une vie désormais industrieuse, pour ne pas dire industrielle, où le fameux «cent ans dans les bois» d'Antonine Maillet a servi d'incubateur à de nouveaux récits, de nouvelles mythologies, de nouvelles légendes et de nouvelles espérances.


«C'est à cette époque [entre 1758 et 1820], sur les pointes et les anses de la côte, que Régis Brun et Madame Antonine Maillet situent l'empremier qui, d'aussi loin que la tradition orale peut remonter, marque la reprise du discours acadien. Cet empremier, si précaire fut-il, reste primordial, antérieur à une organisation paroissiale qui, tout en occupant le devant de la scène, ne fera pas l'unanimité. Derrière, quelque peu cachés, subsisteront les irréductibles de l'empremier, du désordre et de la liberté que celui-ci favorisait, nonobstant ses misères. Entre eux et les paroissiens, bien-pensants par fonction, s'établit alors un conflit, c'est ce conflit qui a fourni au roman acadien son propos, sinon sa structure, avec un Régis Brun qui, dans la La Mariecomo, une taoèye [sic], c'est-à-dire une Acadienne qui a été la femme d'un sauvage [sic : un autochtone], prend nettement parti pour l'anarchie originaire contre le Village-de-l'Église, et une Antonine Maillet, moins absolue, qui tente de concilier les contraires, tout en montrant, elle aussi, une préférence pour le vieux fonds populaire, antérieur à la paroisse [...] Et c'est de l'excellente littérature. Le présent préside au passé. Il est probable que ce soit la dissolution sociale contemporaine qui donne sa force à l'anarchie qui régnait sur l'empremier de la nouvelle Acadie et garde leur actualité à ces deux écrivains, même s'ils s'inspirent d'un passé qui pourrait paraître à certains révolu.» (p. 212-213)

Le bon docteur Ferron, sensible à l'opposition entre le Village d'En Haut (la paroisse, les bons citoyens, les croyants et les modèles de vertu) et le Village d'En Bas (autour d'un noyau d'Amérindiens, ce sont les marginaux, les exclus, les fous et les pécheresses, qui servent de repoussoir et de spectacle édifiant, de lieu de débauche surtout, pour ceux d'En Haut), qu'il a mis en scène dans son roman Le Ciel de Québec, et qu'il dit avoir constaté pour la première fois lors d'un voyage à Fredericton, à la fin de la guerre, définit très précisément les différences d'intention et de portée des oeuvres contemporaines de Mme Maillet et de M. Brun. Alors que pour l'auteure de la Sagouine, les deux versants du village sont complémentaires et servent de contrepoids à la sourde animosité des Anglais, chez Régis Brun, on est dans la pure indépendance des deux zones conflictuelles : «Dans La Mariecomo, les bons à rien, les jeteurs de sorts, les sorciers, avec un Régis Brun qui, après avoir fait le précautionneux, se montre sous son vrai jour, intraitable, passent des simagrées à l'indépendance : ils s'autorisent d'eux-mêmes, se font fête seuls -- et que tout le Village-de-l'Église, les Anglais, les Québécois aillent au diable! Certes, on a déjà eu des conflits avec eux, mais ces conflits sont racontés au passé, incorporés au discours qui célèbre lés Borgitte. [...] Quand la Mariecomo dansera, sa grande jupe noire rapiécée toute déployée, il n'y aura pour graviter autour d'elle que le monde des Borgitte, rien que lui. Et c'est le grand moment, le moment de gloire du livre.» (p. 197) On sent que Ferron envie un peu cette liberté grande qu'ont les Acadiens, si longtemps isolés, si peu contrôlés par les autorités qui à la même époque régentaient le pays avec fanatisme (qu'on pense au rôle de l'Église au Québec, qu'on pense à la cruauté des fédéralistes envers les Métis de Louis Riel, etc.), de danser et de se faire «fête seuls».

Quant aux qualités littéraires de l'oeuvre de Régis Brun, Ferron souligne entre autre deux grands motifs. Le premier concerne les personnages, qui plongent dans le symbolisme autochtone pour devenir plus grands que nature et, par réverbération, grandir R. Brun lui-même : «Il y a des livres qui font rêver. La Mariecomo m'en dit plus que Régis Brun n'écrit. Il se classe parmi les auteurs dont il faut se défier. Un de ses personnages se nomme Gros Pied. Vous le croyez stupide et empoté. Voici qu'il survient : "La porte d'en dehors s'ouvrit, Gros Pied entra." Un sujet, un verbe, il est déjà dedans : on ne saurait entrer plus vite. Là-dessus, si l'on se rappelle que la Mariecomo est une taoèye [sic], la culture amérindienne me suggère que le pataud, le mal dégrossi, l'ours que l'Européen se plait à voir en cage, est pour le Micmac un compagnon merveilleux, plantigrade et omnivore comme l'homme, d'une agilité surprenante. [...] Si, derrière Gros Pied, se profile l'ours mythique, on peut aller plus loin et se dire, lorsqu'on se nomme Régis Brun, qu'on ne saurait avoir d'autre totem que l'ours.» L'intelligence de l'auteur, que Ferron dévoile, c'est d'avoir, par une richesse d'expression et surtout un grand souci d'authenticité, suggéré tout un maillage, à peine visible à l'oeil nu, de références et d'évocations qui se répercute sur lui-même. Le second motif est celui de l'engagement de l'auteur par rapport à ses personnages, à ce qu'ils représentent : «Et voici autre chose : l'oeuvre a pour Régis Brun un tout autre sens que pour Antonine Maillet. Il y est présent, terriblement présent. Bien d'autres personnages le représentent que Gros Pied, hommes de savoir et de sagesse qui, comme lui, ont tout sacrifié pour les Borgitte. Toutes les histoires qu'il raconte, qui sont belles mais ont déjà eu lieu, il leur garde justesse et actualité. Certes il est resté fidèle à la loi acadienne, se tenant derrière la femme tutélaire, il a de plus un dessein. Il n'est pas le champion du passé, mais un fabriquant d'avenir. [...] Que je sache, c'est Régis Brun qui assure la suite et la continuité. Il joue le grand jeu. Si La Mariecomo est un testament, il convient de se rappeler que souvent un testament, loin de mettre fin à une époque, en commence une autre.» (p. 195-196) En racontant la veillée sur lés Borgitte où la Mariecomo fait son apparition, en choisissant de les laisser à eux-mêmes, de les respecter en tant que tels, de les faire vivre à leur mesure, en leurs propres termes, la vie qu'ils mènent et que d'autres condamnent, Régis Brun prend fait et cause pour une certaine organisation sociale que seule l'anarchie et la liberté de l'empremier ont pu susciter, et que les conditions économiques, et que les idéologies, et que les aléas de l'Histoire, tentent par tous les moyens d'endiguer, de réprimer, de démoniser ou de maintenir sous le joug de la misère. Au lieu d'idéaliser un passé ou un certain âge d'or, Brun s'en prend directement à son propre temps, à sa propre époque. Sous prétexte de témoigner du passé, il annonce un avenir possible.  

«En d'autres termes, Monsieur Régis Brun est un auteur dangereux pour tout le monde et pour lui-même. [...] Pensez-vous que l'université va lui faire une apothéose et que dans les chars de la Sécurité la sédition fera son entrée sur le campus? J'en doute fort et Régis Brun ne semble pas y compter beaucoup. Il n'y tiendrait pas du tout que je ne serais pas surpris.» (p. 196)

Alors que le folklore est une certaine masse hétéroclite de contenus qui s'accumule dans le temps, et où vont farfouiller et piger les nostalgiques en tout genre, Jacques Ferron perce à jour les vraies intentions de Régis Brun. On croirait à première lecture que La Mariecomo est un roman du terroir, un roman folklorique et traditionnel. On se tromperait totalement! Car : « Tel me semble le grand dessein de Régis Brun. Seul lui importe le salut du monde. Et l'Acadie? L'Acadie n'est rien de plus qu'une voie entre d'autres pour y mener. Encore n'en garde-t-il que la plus démunie, la plus libre, la plus fantasque, l'Acadie sur lés Borgitte. Conséquent, il s'y serait installé dans un shack. Le restant, il le rejette comme si l'Acadie, à loyer au Nouveau-Brunswick, n'avait pas besoin de tous ses morceaux pour rester l'Acadie. Mais voilà, l'Acadie n'est pas la fin du monde pour lui. Son propos cache l'universalité de son dessein. » (p. 198) Évidemment, certaines personnes, notables et bien-pensants, préfèrent encore envoyer de jeunes créatures de chez-eux chanter dans des concours télévisés merdiques en Québec. Évidemment, l'oeuvre révolutionnaire de Régis Brun reste à demi-secrète. Évidemment, il y a les habitants du Village-de-l'Église, qui se tapent bien fort sur le ventre et dans le dos en se félicitant de leurs institutions, journal, caisse populaire et village historique. Évidemment, ceux-ci rejettent et repoussent vers le Village d'En Bas les péchés et les vices qui pourraient (mais Dieu les garde!) les assaillir jusque dans leur sainte Péninsule. Évidemment, il y les imbéciles heureux, qui sont nés quelque part...





Mais ceci est un tout autre débat... Sur lequel, je reviendrai, malheureusement, dans mon prochain, et dernier, billet sur les relations entre Jacques Ferron et l'Acadie.

2 commentaires:

  1. Quel plaisir de lecture !! Le passage sur l'empremier est tout particulièrement intéressant.
    Michel Roy dans L'Acadie perdue découds bien la couverte de vertu qu'a tissé le clergé sur le passé anarchico-autonomiste de l'Acadie post-déportation. C'est tout un rapport, libre et lousse, à la religion, une auto-gestion de subsistance qui a été écartée par l'idéologie canadienne-française de la survivance par la religion et la langue.
    J'ai hâte de lire ton prochain post, où tu/Ferron t'en prends à la Péninsule et à son élite ?

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  2. Merci pour le commentaire! :)
    Je vais très certainement lire ce Michel Roy! J'avoue que je ne me serais jamais douté de la richesse d'interprétation, de connaissance et d'analyse que Ferron recèle sur l'Acadie, surtout que son propre roman Les Roses sauvages, qui se passe en partie à Moncton et Cocagne, n'est pas si bon que cela... Mais Ferron a étrangement bien «sizé» la way que Régis Brun s'inscrit dans une certaine contre-culture acadienne.
    Je ne vais pas m'en prendre à la Péninsule et à son élite, désolé pour la confusion. Mon billet sera un compte-rendu de ce que Ferron a pu écrire sur le Chiac, sur l'Université de Moncton, et sur les relations entre le Québec et les régions acadiennes... Ce qui impliquera, je crois, une prise de position de ma part : c'est là où je me sépare de Ferron et où je serai peut-être un peu (si peu!) critique du nationalisme acadien tel qu'il se retrouve entre autre chez certains auteurs de la Péninsule.

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